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Carrousel, ti-toupies, cinéma plein air, tir à la carabine… Le temps des fêtes foraines lontan


Dans nos années 50/60, il n’y avait pas de karaoké et on ne payait pas l’entrée. Nous ne serions surtout pas allés à la fête foraine pour dépenser nos quelque 5 francs CFA pour un DJ quelconque ou un " Ramasse-ça-pou-la-gomme " (inside joke) ! Si nous les avions, tant mieux, mais ce n’était pas la règle.
Les fêtes, des curés ou laïques, étaient gratuites et qu’est-ce qu’on s’éclatait !


Par Jules Bénard - Publié le Vendredi 28 Juillet 2017 à 09:55

Le truculent Théophile Hoareau , qui savait si bien mettre une surprenante gaieté dans les fêtes foraines à Saint-Louis. Ici entouré de son conseil municipal. A sa droite, Marc Rivière, spécialiste "pointu de Bourbon" récemment disparu.
Le truculent Théophile Hoareau , qui savait si bien mettre une surprenante gaieté dans les fêtes foraines à Saint-Louis. Ici entouré de son conseil municipal. A sa droite, Marc Rivière, spécialiste "pointu de Bourbon" récemment disparu.
Radio-crochet et œufs pourris 

Le karaoké est une invention récente,  plaisant à bien des amateurs et je comprends ça. Dans les années 50/60, nous avions droit à un spectacle gratuit souvent très animé, le radio-crochet. Nos fêtes foraines en étaient le lieu favori d’expression. 

Généralement sur la place de la mairie (n’importe laquelle) était dressée une estrade de hauteur variable sur laquelle les musiciens installaient très tôt leur matériel. Rien à voir avec les débauches de sono et autres " retours de scène " sans lesquels plus un seul groupe d’aujourd’hui n’accepterait de jouer. 

Les amplis étaient à l’arrière de la scène, en plein dans les oreilles des musiciens : bonjour les acouphènes ! 

Il y avait l’accordéon, les guitares, le " jazz " (ancien nom de la batterie), une trompette ou un sax, sinon les deux. Les amplis, au début, n’étaient que des Bouyer à gros cornets-amplis en métal argenté qui sifflaient et " larsenaient " à-qui-mieux-mieux. 
Les concurrents, avides de gloire et de futurs 45-tours, étaient surtout envoyés au massacre par des organisateurs facétieux : dès la moindre fausse note pleuvaient des " chaboulages " de tomates pourries, œufs gâtés, choux faisandés et malodorants… 

Mention spéciale Rosély 

Le plus pénible était certainement pour les musiciens. 
Ils arrivaient forts d’un talent éprouvé, Loulou Pitou, Bastide et l’Ajer, les Chats Noirs, les Rive’s, André-Philippe et Jules Joron, Claude Vinh San… Très professionnellement, ils prenaient connaissance des listes de chansons choisies par les amateurs et, les connaissant par cœur, se mettaient dans les accords. Tu parles… Dès qu’ils entamaient les premières notes d’accompagnement, les chanteurs, les chanteuses, se lançaient dans leur pénible exercice sans tenir aucun compte de la tonalité. Et sans aucun souci du tempo, de la mesure, encore moins, tiens. C’est quoi ça ? Tomates, choux et oeufs entamaient leur ballet… 

Toutefois, quelques-uns de nos meilleurs artistes locaux ont commencé leur carrière dans un radio-crochet très spécial, " Jeux et chansons " organisés par l’ORTF. Ce fut le cas de notre ami Pierre Rosély avec " Le petit chaperon rouge est mort " de C. Jérôme. Ce qui le conduisit, en guise de premier prix, à enregistrer son tube " Marylou ", dû au talent de son ami Gigant. 

Au hasard des différentes fêtes foraines, il y avait bien quelques poivrots qui parvenaient à se hisser sur la scène dans l’espoir de brailler quelque chose, vite délogés par les organisateurs, parfois de façon assez musclée. Cela faisait partie de la tradition, de l’ambiance bon-enfant de ces sauteries populaires où accourait tout le village. 

Punch-des-Îles et sorbets-sucettes 

A cette époque, les camions-bars restaient à inventer. A la place, on avait droit à de petites buvettes de limonade essentiellement. Pour les plus gros buveurs, il y avait toujours, aux quatre coins de la fête, des vendeurs clandestins proposant rhum, Punch-des-Îles, Bourbognac, Goyavlet. Ces estaminets clandestins (ou si peu) étaient régulièrement pleins à déborder et je pèse mes mots : nombre de gosiers " débordaient " souvent. 

De la partie eux aussi, les vendeurs de glaces, de sorbets-sucettes. Les marmailles en étaient fous mais pas que les marmailles. 
Ces sorbets étaient à la grenadine, à l’ananas, à la menthe. Ils étaient fabriqués artisanalement par nos Chinois de la contrée en question ce jour-là. Nos préférés, cependant, n’étaient pas les sorbets-sucettes mais les sorbets-de-lait, au chocolat ou au café, sans sucette, servis dans des bouts de papier kraft, qui dégoulinaient que c’en était un ravissement. 

Pour les repas, je vous en parlerai plus loin. 

Notre-Dame-du-Rosaire pavoisée 

Les fêtes foraines ont été la distraction favorite des Réunionnais des décennies durant. A quelques nuances près, elles se ressemblaient comme deux gouttes de rhum. Je vous parlerai donc de celle que j’ai la mieux connue, la plus fréquentée avec Michel, Alain et Dédé, celle de notre patelin de Yab, La Rivière. A la fin, j’ajouterai quand même quelques aperçus des originalités qu’il pouvait y avoir ici ou là. Histoire de ne pas choquer trop de monde. 

Les fêtes foraines se tenaient sur la place de l’église ou de la mairie. A La Rivière où on n’a jamais rien fait comme tout le monde, la fête, organisée par la municipalité, se tenait à la fois devant l’église Notre-Dame-du-Rosaire ET la mairie annexe, qui était à l’époque ce qui est devenu la bibliothèque aujourd’hui. 

Les stands envahissaient ces petites places autour desquelles serpente la route montant vers la Pente-Nicole et Le Ruisseau. Ils garnissaient également le bout de chemin descendant vers la mairie annexe sur le devant de laquelle se tenait l’attraction essentielle, le carrousel. 

Entre l’église et la mairie, le chemin était soigneusement pavoisé aux couleurs de la Vierge, avec beaucoup de bleu plus quelques fanions tricolores par politesse, pour respecter la tradition républicaine. L’église s’était refait une beauté pour le coup. 
Carrousel de bois et misik en cuiv’… 

" La musique adoucit les mœurs ». Elle attire les foules aussi. 
Tradition dominicale et festive, à La Rivière, rien ne débutait avant la fin de la grand-messe. Là, sur le parvis, Pierrot Malet se raclait la gorge une fois, pas deux. Puis entamait quelque cantique, sans micro. Il avait une telle voix, une voix de soprano si forte, cet homme, qu’on n’entendait plus que lui. Même les poivrots se taisaient, contraints par l’émerveillement. Les jours de grand vent, on l’entendait jusqu’au Ouaki, parole ! Il est vrai qu’avec le peu de circulation de l’époque, l’air n’était pas pollué et que « à La Rivir’, là, domoune i chante vouiiiii ! " 

Le carrousel, attraction sine qua non de nos fêtes, était installé devant la mairie. Petits chevaux et petits fauteuils de rigueur. Les marmailles se disputaient le plaisir de faire fonctionner l’engin… ce qui autorisait les tours de manège gratuits. Pour ça, fallait faire vite ! 

Entre le plateau tournant et son pilier central, il y avait de petites planchettes de la taille du pied, reliées au plateau tournoyant par une grosse chaîne de 50 centimètres. Au signal, généralement un coup de sifflet, on sautait, un pied sur la planchette, l’autre impulsant l’élan tandis qu’on poussait un des montants de l’engin de la force de ses bras. 

On donnait quelques bons coups de pied tout en poussant ; lorsque le carrousel avait acquis une vitesse suffisante, on sautait à pieds joints sur le plateau pour profiter du tour, au son de quelque bon vieil orchestre en cuivre style Ouaki Band au sein de laquelle oeuvrait le vieux Pasquet, trompettiste de talent et vendeur d’z’œufs et d’volailles de son métier. 

Il y avait souvent échange d’horions entre apprentis pousseurs : les places étaient rares. 

Des surprises vraiment surprenantes 

Parmi les attractions proposées, il y avait les baraques à surprises. Il y avait comme une canne à pêche où l’hameçon était remplacé par un petit panier au tissu fleuri. On plaçait les pièces CFA (la somme qu’on pouvait) dans le panier, lequel était passé à travers une fenêtre haute, à l’intérieur de la baraque aux surprises. Selon la somme donnée, la surprise était plus ou moins généreuse. Et comme il n’y avait aucune vision entre l’intérieur de la baraque et le " pêcheur " extérieur, la surprise en était parfois vraiment une. Comme une petite boîte de poudre pour filles… pour un garçon. 

Sur le côté droit de la mairie était le très couru stand du tir à la carabine. Le principe en était simple : le tenancier attendait que cinq tireurs aient casqué le droit de participation, généralement 5 francs CFA. La somme donnait droit à trois petites balles de 6m/m " bosquettes " pointues. Chaque prétendant tirait alors sur sa propre cible, à 10 mètres. Les lots à emporter étaient une bouteille de Punch-des-Îles, une volaille, un beau lapin bien gras… qui n’allait sûrement pas le rester longtemps. 

A ce jeu-là, Michel et moi, et Alain plus tard en grandissant, faisions très fort. 

Tir à la carabine et poules noires 

Dans la famille, nous avons toujours eu le sens du tir. Notre tonton André encore plus que tous les autres. Cet authentique héros de la guerre d’Indochine avait vite compris que la carabine était savamment déréglée pour bluffer les tireurs. Il lui suffisait d’un essai pour le savoir. D’ailleurs, lui-même ne pouvait concourir : sa qualité de tireur d’élite faisait qu’il ne trouvait jamais d’adversaire osant l’affronter. 

Mais il nous avait mis dans le secret : " Hein, ti-Jules, ti-Michel, carabine-là i tire in’ ti peu à gauche. Au moins 2 centimètres. Porte attention hein ! " 
Ainsi chapitrés par notre tonton chéri, nous visions en conséquence, mais jamais l’un contre l’autre. 

La première fois que nous gagnâmes, ce fut Michel qui l’emporta. Et une poulette blanche, une ! Le coup d’après, j’avais droit à une poule noire. La troisième fois… ben il n’y en eut pas : le tenancier du stand nous vira proprement sous le fumeux prétexte que " ti marmaille moins d’dix ans na point l’droit d’tirer ! " 

Quelques années plus tard, Alain remporta ses premiers gains avant de se faire virer aussi pour les mêmes raisons. Comment aussi des gamins pouvaient-ils oser faire ainsi la nique à des braconniers chevronnés ? 

L’incontournable ti-toupie : l’arnaque organisée 

Un des points d’ancrage des fêtes était la table de ti-toupies. L’affluence y durait tant que la fête fonctionnait et souvent depuis grand-matin. 

Là, c’était l’arnaque grandiose dans la plus parfaite simplicité. On se doutait que les toupies étaient truquées. Que le tenancier en faisait ce qu’il voulait. Qu’il versait des prébendes aux organisateurs de la fête. Mais qu’est-ce qu’on s’en tapait ! 

Une table couverte d’un tissu blanc où figuraient six larges cases numérotées. Sur la table, un bol normal et une toupie fabrication maison. Non pas un dé à jouer mais un petit bibelot à six faces, 2 centimètres de hauteur, portant six faces numérotées par 1 à 6 trous noirs, comme des dés ordinaires, traversé par une allumette pointue. Trouver le bon numéro rapportait cinq fois la mise. 
Le Chinois, assis derrière sa table, faisait tournoyer sa toupie sur laquelle il renversait le bol. Tous tendaient l’oreille pour en percevoir le ronflement prometteur de toutes les félicités. Cela tournoyait quelques minutes, le temps pour les parieurs de placer leurs mises sur les numéros affichés sur le drap. Le Chinois ne relevait le bol dissimulateur que lorsqu’il estimait les mises suffisantes. 

" Ouais ! Moin la gagné, baise out’ momon, moin la gagné po in coup ! " Mais " Totoche ! Languette ton… ! Fi d’garce ton nénène ! " étaient les commentaires les plus courants. 

Là aussi, Michel et moi ne pouvions jouer que 2 fois. Enfin, plus exactement Michel. Car, armé d’une prescience extraordinaire, mon redoutable frangin savait, " sentait " le bon numéro. Comme sur la plage d’Etang-Salé où il retrouvait sans coup férir un bracelet-montre perdu dans le sable, que tout le monde cherchait en pure perte depuis des heures On nous expulsait des alentours de la table de ti-toupie. 

" Hein, ti marmaille i joue pas ici. Allez à zot ! Talèr la loi i coque à mwin là ". 

Pas grave : 5 fois la mise, 2 jeux à 5 francs CFA, Michel empochait ses 50 francs, direction les vendeurs de sorbets-sucettes ou les prochains Buck John. 

" Carte rouge/carte noire " : encore plus pourri ! 

Au " carte rouge ", c’était le même tabac. Le " carte rouge ", c’est tout bonnement ce que les autres appellent le " bonneteau ", " carte rouge/carte noire " de son vrai nom. 

A ce jeu, tout le monde perd. Sauf mon frangin. Pareil, on était viré comme des malpropres au bout de deux fois. 

Je pense que c’est le jeu pourri par excellence, celui où le manipulateur se fait le plus de pognon. Car exception faite d’un complice qui gagne pour attirer le chaland, PERSONNE ne gagne au " carte rouge " ! 

Sur la deuxième petite esplanade de l’église, entre deux lacets de la route, il y avait un restaurant. On était loin des restos organisés et aseptisés de maintenant. Les assiettes et couverts étaient disposés sur des tables bancales sous une salle verte. La cuisine était réduite à sa plus simple expression : des feux de bois à même la poussière au bas d’un escalier en pierres, à l’école. De grosses marmites noircies par les ans, tenues par les cantinières municipales. Menu : riz blanc, cari poisson, cari cochon ti-pois, z’haricots rouges. 

Les marmites étaient portées à bout de bras jusqu’à la salle verte, cent mètres plus haut. Et je vous fiche mon billet que c’était bon. 

Bomba et Jim-la-Jungle 

La fête se poursuivait assez tard dans la soirée, surtout lorsqu’il y avait cinéma en plein air, devant la mairie. Un grand drap tendu entre deux pieds d’teck, le projecteur sur le perron de la mairie, son moteur à essence " derrière " la mairie et ça roulait. Les spectateurs se tenaient debout. 

Les films étaient bien faits pour attirer le plus grand nombre : Bomba, un vague cousin de Tarzan ; Jim-la-Jungle, aventurier de la forêt vierge lorsque Johnny Weismüller prit de l’âge… et de l’embonpoint ; Attila fléau de Dieu ; L’homme du Kentucky ; Marcelino pane i vino (si ma mémoire n’est pas défectueuse…) Que des merveilles du 7è art, en somme. 

Lorsque le propriétaire du projecteur était ailleurs, dans une autre fête par exemple, le ciné plein-air était remplacé par un bal populaire, aussi prisé, toujours place de la mairie. On pouvait y écouter Loulou Pitou, Julien Vauzelle,  Serge Son-Houi, Legros/Taquet… Les mamans se tenaient tout contre la piste poussiéreuse, se démanchant le collet histoire de vérifier que le cavalier ne serrait pas leur progéniture de trop près. 

" Mi arrive là, mon ti mouchoir dans mon main 
" Mi domande à toué, si tu veux danse avec moin… " 

C’était de rigueur alors. Quand une belle refusait l’invitation à crase in’ ti séga, il n’était pas rare d’entendre l’impétrant rebuté lui balancer : 
" Allez pluche l’ail alors ! " 
De quoi susciter quelque belle bagarre à la satisfaction générale. 

Notre-Dame-des-Neiges : tout bénéfice ! 

A Cilaos, la " fête des pères ", organisée par les curés de la paroisse et du Séminaire, se tenait entièrement devant Notre-Dame-des-Neiges au mois de février : elle attendait que les vacanciers soient là. 

Quand je dis qu’elle était organisée par les curés, il faut comprendre que c’était en réalité par les plus fidèles d’entre les fidèles, à savoir par les paroissiens qui réalisaient les moindres désirs des bons pères sans moufter. Si les fins papiers d’emballage étaient fournis par Sidiot (papa de l’amie Julie), les cadeaux à emballer étaient payés de la poche des " dames d’œuvre " animant les différentes congrégations, Saint-Joseph-de-Cluny, Saint-Vincent-de-Paul, Sœurs-de-Marie… 

Chez Mamie Francia, la grande table à manger était réservée à la confection des cadeaux depuis un mois avant la fête. Il y avait du papier de couleur partout, des cadeaux par caisses. C’était l’effervescence, nous, les mômes, étant priés d’aller traîner nos guêtres ailleurs. Nous tentions bien de chiper quelque cadeau ici ou là mais les adultes veillaient au grain et il en allait de même chez nos copains dont les parents faisaient aussi partie des pieuses gens… ou des naïfs, ce qui revenait au même. Ces cadeaux faits-maison étaient remis aux curés qui les répartissaient entre les stands de vente directe ou de " surprises ", tenus par des bénévoles, tout l’argent récolté étant intégralement remis à la paroisse, laquelle en reversait une partie au Séminaire. 

Poules, lapins et bouteilles la rak servant de lots au tir à la carabine, étaient fournis par les « amis » du voisinage ; les balles données par le tenancier du tir qui reversait tous les bénéfices au père Hauck. Il n’était pas jusqu’au restaurant de la fête qui ne fût totalement bénéficiaire pour la paroisse, qui n’achetait même pas un gramme de riz ! 

Un riz cantonnais en direct de Saïgon 

Le restaurant de la fête se tenait tout contre la salle d’œuvre, en face de l’église. C’est dans ce restaurant, très couru, que j’ai su pour la première fois ce qu’était un riz cantonnais. Ce dernier était préparé par tonton André, dont je vous ai parlé ci-dessus : il avait appris comme il fallait en Indochine. Il le cuisait sur feu de bois. Tous les ingrédients étaient de sa poche sauf les œufs qui venaient du poulailler de ma grand-mère. La seule aide que tonton pouvait espérer lui venait de ma " matante " Céline. 

La seule exigence qu’avait posée tonton André était que sa famille pût déjeuner à l’œil. Il y avait tant d’amateurs qu’il préparait plusieurs grosses marmites de riz cantonnais. 

Un après-midi de fête, mamie Francia eut une surprise… Elle vit rentrer à la maison Désirée, la sienne, mon frangin Alain, tenant fièrement par les oreilles un beau gros lapin bien gras qu’il venait de remporter au tir à la carabine. C’était en 1964 ; Alain, du haut de ses dix ans, venait de flanquer la pile aux meilleurs tireurs de Cilaos et de Tapage (car on venait de loin). 

Ida, notre vieille nénène, en eut le souffle coupé et je m’en souviens comme si c’était hier : 
" Mais… mais… c’est mon lapin ! " 
Elle l’avait donné en guise de cadeau pour un des stands de la fête. Quand on vous dit que " les voies du Seigneur etc ". Bah ! je suppose que l’Eternel lui en a su gré. 

Saint-Louis : les facéties de Théophile 

Vers la fin de l’après-midi, après les vêpres comme il se doit, s’ouvrait une séance de cinéma au film toujours choisi dans le sens d’une bonne éducation chrétienne. C’est là que je vis un film sur la vie d’Ignace de Loyola. Son titre exact ? Son réalisateur ? Son origine ? Je compte sur vos lumières cinéphiliques pour me le dire. 

A Saint-Louis, la fête se tenait entre la mairie et l’église, les deux édifices se faisant parfaitement face, et débutait par un discours de bienvenue du maire. Maman Justy, incorrigible joyeuse bavarde, nous a raconté quelques-unes des tirades du célébrissime Théophile Hoareau, un de ces petits discours de derrière les fagots dont il avait le secret.
 
 
Tonton André, héros d'Indochine, expert en riz cantonnais pour la fête de Cilaos.
Tonton André, héros d'Indochine, expert en riz cantonnais pour la fête de Cilaos.
Il commença ainsi, un jour, par parfaire l’éducation géographique, religieuse et architecturale de ses administrés en leur apprenant que les trois plus grandes églises du monde se tenaient toutes dans des villes appelées Saint-Louis : Saint-Louis du Sénégal, Saint-Louis du Missouri et la nôtre. J’ai vérifié, bien des années plus tard ; c’est vrai. 

Anecdote cocasse : ce jour de fête avait été choisi par Théophile pour souhaiter la bienvenue chez nous au comte de Ramel, grand expert-comptable, qui venait d’épouse la fille de l’industriel Léonus Bénard. Au micro, voix forte et couperose réjouie, il lança, à la stupéfaction générale : 

" Ô toi mon cher… Alors com’ ça toi lé comte. Et tu connais compter… Et qu’toi lé bien placé pour ça ! " 

Bonbons poccina et " pelouse en béton " 

Les friandises proposées lors de la fête de Saint-Louis avaient une saveur très locale, grâce à l’usine du Gol toute proche. Fondants malbars, réellement fondants sous la langue, bleus, blancs, rouges, verts, jaunes ; petits carreaux à repasser en miniature, en sucre rouge translucide ; petits bonshommes " poccina " en sucre fondant ;  tranches épaisses de galabé ; sirop-la-cuite vendu tout près des buvettes… pour les ti coups d’sec, voyons ; et les fameux " biscuits Saint-Louis " de chez Soukou. Ces friandises ont presque toutes disparu. Les biscuits de Soukou existent toujours mais n’ont plus rien de commun avec l’original. Quant aux énormes fondants-casse-dents d’aujourd’hui, leur mérite… est tout juste d’exister ! 

Un des attraits de cette fête saint-louisienne était qu’on y voyait débarquer les vendeurs de poisson frais arrivant directement d’Etang-Salé par le ti-train ou, plus tard, la micheline. 

Variantes festives : concours de pêche à Saint-Philippe ; feux d’artifice à Saint-Denis ; bal yéyé sur le stade Saint-Michel, où officiaient la plupart du temps Les Loups de Gigant, Rosély et Royer ; le matche de foot de gala à la Redoute… 

La saveur originale de ces festivités venait souvent de Tatave, maire d’Etang-Salé, concurrent direct de Théophile en malices oratoires : son bal populaire, il l’annonçait au micro sur " la pelouse en béton ", esplanade cimentée d’Etang-Salé-les-Bains que tout le monde connaît bien. 
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Voici donc ce qu’étaient nos modestes mais joyeuses fêtes foraines d’avant. C’est sûr qu’on n’aménageait pas d’immense terrains aptes à accueillir 60.000 spectateurs pour Kassav, mais nous avions Loulou Pitou, le premier riz cantonnais de l’île, les ti-toupies… le tir à la carabine, qui n’a jamais tué personne : pourquoi a-t-il été interdit ?